Pour citer cette page :
Xavier Bisaro, “L’Anthologie du chant scolaire et post-scolaire (1925-1937)”, Cantus Scholarum, <https://www.cantus-scholarum.univ-tours.fr/publications/essais-et-notes-de-travail/anthologie/> [publié le 3 juin 2016], consulté le 18 avril 2024.

Si la Bibliographie du chant scolaire au XXe siècle permet de dégager les grandes tendances de ce champ éditorial, elle en dévoile aussi l’extrême morcellement. Peu d’entreprises de longue haleine, succession assez rapide des engouements, faible présence des grands éditeurs scolaires : autant de facteurs concourant à l’impression d’une relative atomisation. Autant de raisons aussi pour que se détache de cet ensemble l’Anthologie du chant scolaire et post-scolaire, collection de fascicules publiée par Heugel entre 1925 et 1937.

Étendue de la collection

L’Anthologie du chant scolaire et post-scolaire se découpe en trois séries de brochures uniformes (une vingtaine de pages de petit format pour chacune) : “Chansons populaires des provinces de France” (10 fascicules, 1925-1926), “Mélodies populaires du folklore étranger” (5 fascicules, 1928-1931) et “Chants et œuvres chorales des maîtres de la musique française” (15 fascicules, 1930-1937). Ce plan ambitieux1Les rares études citant l’Anthologie du chant scolaire et post-scolaire évoquent seulement sa première série (celle des “chants populaires”) et semblent ignorer le reste de la collection. Cf. Michèle Alten, “Un siècle d’enseignement musical à l’école primaire“, Vingtième Siècle, LV (1997), p. 3-15. procède de plusieurs logiques : passage en revue des “provinces de France” pour la chanson populaire, sélection d’aires linguistiques européennes pour le “folklore étranger”, parcours chronologique “du Moyen Âge à nos jours” et limitation à la “musique française” pour les recueils consacrés aux répertoires savants (tableau 1).

  • Provinces de France
  • Folklore étranger
  • Maîtres de la musique française

(1) Région de l’Ouest : Aunis, Angoumois, Poitou, Saintonge
(2) Bretagne
(3) Région de la Loire. Touraine, Maine, Anjou, Orléanais, Nivernais, Berry
(4) Ile-de-France et Normandie
(5) Région du Nord et du Nord-Est. Flandre, Artois, Picardie, Lorraine, Champagne
(6) Alsace
(7) Région de l’Est. Bourgogne, Lyonnais, Franche-Comté
(8) Alpes et Méditerranée. Dauphiné, Provence, Languedoc, Corse
(9) Région du Sud. Béarn, Guyenne, Gascogne, Pays basque, Roussillon
(10) Région du Centre. Auvergne, Limousin, Marche

(1) Pays de langue française. Belgique, Canada, Suisse
(2) Pays slaves. Bulgarie, Pologne, Russie, Serbie, Tchéco-Slovaquie, Ukraine
(3) Pays germaniques et scandinaves. Allemagne, Danemark, Suède, Norvège
(4) Pays latins. Italie, Espagne, Portugal
(5) Pays de langue anglaise. Angleterre, Etats-Unis d’Amérique

(1) Chants et chœurs à 1, 2 et 3 voix égales du XIIe au XVIIe siècle [anonymes, Adam de La Halle, Destouches, Lalande] (2) Chœurs à 3 et 4 voix égales des XVIIe et XVIIIe siècles [Lully, Charpentier, Destouches] (3) Chœurs à 3 et 4 voix mixtes des XVIIe et XVIIIe siècles [Lully, Charpentier, Moreau, Destouches] (4) Chœurs à 2 et 3 voix égales de J. Ph. Rameau
(5) Chœurs à 2 voix égales de Ch. Gluck
(6) Chœurs à 3 et 4 voix égales de Ch. Gluck
(7) Chœurs à 1 voix et à 2 voix égales de Monsigny et de Grétry
(8) Chœurs à 1 voix, à 3 voix et à 4 voix égales, de Cherubini et de Méhul
(9) Chants et chœurs à 1 voix et à 2 voix égales de Boïeldieu et de Auber
(10) Chants et chœurs à 1 voix, à 2 voix égales et à 4 voix mixtes de Félicien David et de H. Berlioz
(11) Chants et chœurs à 1 voix, à 2, 3 et 4 voix égales de C. Franck, de E. Reyer et de E. Lalo
(12) Chœurs à 1 voix, à 2 et 3 voix égales de J. Offenbach, de L. Delibes et de E. Paladilhe
(13) Chants et chœurs à 1 voix, à 2 et 3 voix égales de J. Massenet
(14) Chants et chœurs à 1 voix, à 2 et 3 voix égales de L. A. Bourgault-Ducoudray, A. Gédalge, H. Rabaud et G. Pierné
(15) Chants et chœurs à 1 voix, à 2, 3 et 4 voix égales de Camille Saint-Saëns et de Gabriel Fauré

Tableau 1. Thématiques des volumes des trois séries de l’Anthologie du chant scolaire et post-scolaire


En dépit de son apparente exhaustivité, la distribution des thèmes à l’intérieur de chaque série révèle des priorités culturelles ou historiques ayant orienté la conception d’ensemble de l’Anthologie. Pour ce qui regarde la chanson populaire, la mosaïque nationale des “petites patries2Sur l’inculturation scolaire de ce concept, cf. Jean-François Chanet, L’École républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.” est visitée au départ de l’Ouest en tournant dans le sens horaire. Les dénominations provinciales d’Ancien Régime (Maine, Provence, Guyenne…) sont employées tout en étant ordonnées selon des critères géographiques “objectifs” (points cardinaux, massifs montagneux, proximité maritime). Sept fascicules sur dix concernent une vaste espace recoupant plus ou moins la “France d’oïl”, les provinces occitanophones étant moins représentées. Au sein de l’ensemble dominant, des provinces bénéficient d’un traitement privilégié soit en raison de la force évocatrice de leur identité linguistique et culturelle (la Bretagne), soit en raison de leur poids symbolique dans la représentation de l’espace national sous la IIIe République (l’Alsace récemment réintégrée).

L’espace du “folklore étranger” obéit à d’autres conventions implicites. L’échantillon de pays ne sort des limites de l’Europe qu’en vertu de la pratique de langues européennes (français pour le Canada, anglais pour les États-Unis). Et c’est bien l’Europe qui sert de base pour l’établissement de cette sélection de “folklores” étrangers, mais une Europe dont les tensions d’alors sont neutralisées par l’emploi de ce découpage linguistique. Il faut également relever que la porte de sortie vers cet horizon européen est la langue française, prétexte du premier fascicule de cette série qui entraîne son lecteur chez ses (relativement) proches voisins (Belgique, Suisse) comme chez ses lointains “cousins d’Amérique”.

Enfin, les fascicules consacrés aux Maîtres de la musique française sont structurés selon le principe de la frise chronologique dans une perspective nationale assouplie. Ainsi que les musicographes du XIXe siècle en avaient l’habitude, des compositeurs nés hors de France tout en ayant passé une partie de leur carrière à Paris (Gluck, Grétry, Cherubini, Franck) se trouvent agrégés à “l’école française”. Cette série pourrait faire penser aux collections musicologiques apparues autour de 1900, telles que les Maîtres musiciens de la Renaissance française d’Henry Expert. Toutefois, en considérant l’inscription de l’Anthologie dans l’environnement de l’Instruction publique et son déploiement sur le principe de la sélection d’extraits, c’est plutôt dans l’enseignement de l’histoire littéraire qu’il faudrait chercher des précédents. Depuis l’invention des “classiques français” au service de l’instruction scolaire3Sur ce dernier domaine, cf. Michel Leroy, “La littérature française dans les instructions officielles au XIXe siècle“, Revue d’histoire littéraire de la France, CII/3 (2002), p. 365-387., des manuels d’histoire littéraire à destination de l’enseignement primaire supérieur et secondaire avaient déjà eu recours au procédé de la galerie de fragments d’œuvres d’auteurs illustres. Les Morceaux choisis des auteurs français d’Albert Cahen constitue un des fleurons de ce genre : préparé à la fin des années 1880, ce manuel enregistrait sa 23e édition en 1932 (exemple 1).

ex. 1 – Albert Cahen, Morceaux choisis des auteurs français (éd. 1920)

À l’instar de cet ouvrage, l’Anthologie du chant scolaire et post-scolaire déroule un large empan chronologique conduisant jusqu’à l’époque contemporaine, au moins celle des créateurs connus et admis par les autorités institutionnelles. Ainsi, le choix des éditeurs s’arrête-t-il sur Saint-Saëns (1835-1921), Fauré (1845-1924), Gédalge (1856-1926) ou Rabaud (né en 1873), tout en ignorant Ravel ou d’autres musiciens représentatifs des courants “modernes” de l’entre-deux guerres.

Les auteurs de l’Anthologie

Les couvertures des fascicules de l’Anthologie ne mentionnent pas d’auteur : seule la responsabilité de la Société de l’Art à l’école est invoquée. De fait, c’est au cours du congrès organisé par cette société en 1923 à Paris que fut envisagé pour la première fois le projet de l’anthologie. Cette manifestation rassemblait des personnalités liées à des milieux différents bien qu’interconnectés : celui des compositeurs/professeurs de Conservatoire ; celui d’hommes de lettres et bibliothécaires intéressés par la chose scolaire ou musicale ; celui enfin des personnels des corps d’inspection de l’Instruction publique.

Alors que la controverse entre André Gédalge et Maurice Chevais venait d’être conclue en faveur du second dans les programmes scolaires de 19234 Jean-Claire Vançon, “De la polémique galiniste (1882-1883) au conflit Chevais-Gédalge (1917-1923) : l’histoire de la musique à l’école à la lumière de ses querelles pédagogiques”, Maurice Chevais (1880-1943). Un grand pédagogue de la musique, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 39-56., le congrès de la Société de l’Art à l’école (1923) avait pour objectif de réfléchir aux conditions du renforcement de la musique à l’école et aux mutations qui l’affectaient. La liste des présidents et rapporteurs des différentes commissions et sous-commissions atteste la jonction au cours de cette manifestation entre ceux qui accompagnèrent la mise en œuvre des programme de 1882 et la génération des militants de l’éducation musicale, désormais en situation de responsabilité. C’est ainsi que collaborèrent durant ces journées Vincent d’Indy, Maurice Bouchor, Julien Tiersot, Maurice Emmanuel, Henry Expert et Alfred Bruneau d’un côté et, de l’autre, Maurice Chevais, Charles L’Hôpital, Émile Jaques-Dalcroze et Roger-Ducasse.

Placée sous la présidence du directeur du Conservatoire, Henry Rabaud, la 2ème Commission avait pour mission de réfléchir au “répertoire des chants scolaires”, et ses subdivisions annoncent déjà le plan de l’Anthologie : Emprunts aux classiques français (sous-commission A), Emprunts au folklore national (sous-commission C), Emprunts au folklore étranger (sous-commission D)5En revanche, les thématiques des sous-commissions B (Emprunts aux maîtres étrangers) et E (Le chant choral : répertoire spécial des écoles) n’apparaissent pas dans le plan éditorial de l’Anthologie.. Puisque la sous-commission F avait pour objet la “Constitution d’une anthologie des meilleurs chants scolaires”, il était évident que figurât parmi les vœux du congrès celui visant à la publication d’un tel recueil. Et c’est tout aussi évidemment que les concepteurs de l’Anthologie furent issus des contributeurs au congrès de 1923, sans qu’il soit possible d’attribuer fermement les fascicules à des auteurs particuliers.

Le processus de préparation des séries folkloriques de l’Anthologie est effectivement difficile à cerner, le référencement du travail éditorial n’étant que ponctuel et irrégulier. Pour la première série, les auteurs (parfois qualifiés de “traducteurs”) de paroles françaises adaptées à des chansons traditionnelles sont parfois nommés, ainsi que les éditeurs de ces chansons lorsqu’elles sont extraites de collections publiées antérieurement. La troisième série, de ce point de vue, fait contraste. Celle-ci devant illustrer les “Maîtres de la musique française”, les noms de ces derniers sont cités, datés, et précédés par ceux des trois responsables de cette partie de l’Anthologie : un professeur de chant des écoles de la Ville de Paris, Louis Brochart, est à l’origine de la sélection des œuvres ; Roger-Ducasse en a réalisé l’édition6Si les fonctions de Roger-Ducasse comme inspecteur puis inspecteur principal de l’enseignement du chant dans les écoles de la Ville de Paris sont connues, sa correspondance éditée ne laissent transparaître aucune information sur sa collaboration à l’Anthologie. Cf. Roger-Ducasse, Lettres à Nadia Boulanger, Jacques Depaulis (éd.), Sprimont, Mardaga, 1999, et Roger-Ducasse, Lettres à son ami André Lambinet, Jacques Depaulis (éd.), Sprimont, Mardaga, 2001. alors que les paroles “remaniées ou refaites” sont le fruit du travail de Charles L’Hôpital. S’ajoutent encore les références, ici fréquentes, aux éditions d’où sont extraites les œuvres sélectionnées. Compte tenu de l’institution graphique propre à cette musique, plus longue que les chansons “populaires”7Les fascicules étant limités à une vingtaine de pages toutes séries confondues, cet écart de proportions entraîne la réduction de nombre de pièces par fascicule pour la série 3. et soutenue par une partie de piano, le contraste entre “chant populaire” et “musique des grands maîtres” – un contraste maintes fois théorisé par les promoteurs de l’éducation musicale à cette époque – joue pleinement.

En l’absence d’une recherche plus approfondie, un certain flou auctorial entoure donc les deux premières séries de l’Anthologie, flou que quelques indices peuvent cependant dissiper. Ainsi, le discours lors de l’assemblée générale de L’Art à l’école de 1931 par son secrétaire général, Léon Riotor, fait état de la “surveillance” de la première série par Roger-Ducasse pour la musique, de celle de Charles L’Hôpital pour les textes, et du suivi éditorial de Louis Brochard8Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, L (1931), p. 1028., autrement dit le trio nommé explicitement dans les fascicules de la troisième série. L’article de lancement de la collection dans La Musique à l’école mentionne en outre un “Comité de l’anthologie” comprenant Vincent d’Indy, Auguste Chapuis, Paul Vidal ainsi que “des inspecteurs généraux, des inspecteurs du chant, des littérateurs9M. Hauchard, “Les chansons populaires vivront”, La Musique à l’école, février 1926, non paginé.“. Malgré l’incertitude de ces informations, deux personnalités prirent indéniablement part à la confection et à la diffusion de l’Anthologie. Sans apparaître nommément dans les fascicules, Maurice Chevais (1880-1943) accompagna l’Anthologie depuis son esquisse lors du congrès de 1923 – dont il fut une des chevilles ouvrières – jusqu’à sa promotion dans les colonnes de La Musique à l’école, périodique professionnel des professeurs de chant de la Ville de Paris en particulier, et des professeurs de musique de l’Instruction publique en général10Pour une introduction à la vie et à l’œuvre de Maurice Chevais, cf. Claire Fijalkow, “Du plaisir et de la méthode avant toute chose…”, Maurice Chevais (1880-1943). Un grand pédagogue de la musique, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 69-92.. Fils d’un instituteur qui assurait les fonctions d’organiste paroissial (ce qui le rattache au monde ancien des régents-chantres), Chevais devint professeur de musique de la VIlle de Paris puis inspecteur de ce corps, tout en développant une intense activité éditoriale au service de la “musique à l’école”. Disséminées en d’innombrables écrits, ses conceptions pédagogiques sont synthétisées dans son Éducation musicale de l’enfance (1937-1943) et reposent, notamment, sur l’usage extensif du “chant populaire” dont il défendit ardemment l’utilisation à des fins scolaires.

La seconde personnalité marquante de l’Anthologie, Charles L’Hôpital (1873-1934), débuta sa carrière au sein de l’Instruction publique comme professeur au Lycée du Puy, ce qui le conduisit à publier une réédition de l’Histoire de France de Régis Jallifier et Henri Vast11Charles L’Hôpital (éd.), Cours supérieur et complémentaire, brevet élémentaire. Histoire de France, par Vast et Jalliffier, Paris, C. Delagrave, 1914.. Il devint par la suite Inspecteur général de l’enseignement primaire, en charge plus spécialement de l’enseignement du chant dans les écoles normales et primaires12Yannick Simon, “Les Jeunesses musicales de France”, La Vie musicale sous Vichy, Paris, Éditions Complexes, 2001, p. 206.. Ces fonctions reflètent un intérêt continu pour la musique et son enseignement. Collaborateur régulier de la La Musique à l’école et membre influent du congrès de 1923, L’Hôpital est aussi l’auteur d’un rapport rendu en 1931 au nom de la Commission pour la rénovation et le développement des études musicales13Charles L’Hôpital, Commission pour la rénovation et le développement des études musicales. 1928-1931. Rapport général, Orléans, Paris, A. Pigelet et Cie, Comité national de propagande pour la musique, 1931., rapport ayant favorisé la fondation du Comité national de propagande pour la musique.

Un environnement favorable

L’initiative portée par l’éditeur Heugel s’inscrivait dans un contexte très favorable au développement de la pratique musicale dans l’enseignement primaire et secondaire. Au niveau élémentaire, le chant faisait partie des douze matières obligatoires des programmes de 1882 promulgués sous le ministère de Jules Ferry, et ce statut avait été confirmé par les programmes de 1923. D’autre part, les années 1930 et, singulièrement, la période du Front Populaire furent marquées par une intensification de la pratique musicale au niveau de l’enseignement secondaire : déjà incluse au programme des lycées de filles, la musique fut inscrite au programme de l’enseignement secondaire masculin en 1938, à l’initiative du ministre Jean Zay14Michèle Alten, “Musique scolaire et société dans la France de la Troisième République“, Tréma, XXV (2005), p. 5-19.. Cet appui de la musique par la règlementation concernait essentiellement les deux types de répertoire présents dans l’Anthologie : le chant “populaire” et le répertoire des “grands maîtres”.

Idéologies du chant populaire

L’Anthologie avait été inaugurée par une première série dédiée à ce qui représentait alors le modèle par excellence de chant à usage scolaire : la chanson “populaire”. L’exploitation de cette veine avait donné naissance dans les dernières années du XIXe siècle aux Chants populaires pour les écoles de Maurice Bouchor et Julien Tiersot, souvent présentés dans les années 1930 comme un antécédent pour l’Anthologie. Malgré l’affaiblissement de l’ancrage traditionnel de ces chants, ils jouissaient encore après la Grande Guerre d’un prestige incontestable aux yeux des prescripteurs scolaires. En tant qu’il pouvait devenir le “fondement culturel de l’identité nationale15Alten, “Musique scolaire et société…”, art. cit.“, le folklore était à la fois un patrimoine à sauver et un levier au service de la construction d’un sentiment d’appartenance à une histoire et à un présent partagés. À la suite du vœu émis lors du congrès de 1923 de la Société de l’Art à l’école, l’entreprise de Heugel démarrée dans la foulée de cette manifestation s’inscrivait d’emblée dans un contexte propice dont de nombreux autres éditeurs surent tirer profit.

Si la lecture politique de l’Anthologie est pertinente, elle n’est pas la seule possible. Par petites touches, on perçoit en effet la prudence, sinon le malaise de certains acteurs de la collection quant aux rapports entre chant et identités collectives. Lorsque Maurice Chevais – proche de la gauche pacifiste – en parle, c’est pour souligner les “liens invisibles et très doux16Maurice Chevais, “La chansons populaire à l’école”, Revue de folklore français, V/6 (1934), p. 336.” que la chanson traditionnelle peut instaurer entre l’écolier et sa petite patrie. Charles L’Hôpital estimait pour sa part que la chanson populaire faisait accéder à “l’âme qu’il n’est pas défendu de trouver dans ce [qu’il appelle], non pas notre race – car on a vraiment abusé de ce terme et il prête à trop de contradictions – mais notre collectivité nationale ou nos collectivités provinciales17Ibid., p. 341-342.“. En promouvant une version retravaillée de chants traditionnels, il ne s’agissait donc pas de valoriser des particularismes essentialistes susceptibles d’alimenter des sentiments jugés rétrogrades ou belliqueux.

Ces mêmes auteurs défendaient la “chanson populaire” à l’aide d’arguments esthético-pédagogiques très sérieusement discutés. Chez Maurice Chevais, le privilège à accorder à cette catégorie de chant est justifié au motif de son adéquation à l’enfance et de sa perfection intrinsèque. La qualité principale du répertoire traditionnel mise en avant par Chevais est sa mobilité, “c’est-à-dire l’instabilité de la mélodie et des paroles, leur constante transformation18Ibid., p. 334.“. Cette évolution au fil des âges est perçue par Chevais comme un principe d’amélioration tendant vers l’idéal à force d’éliminer le superflu ou l’obscur dans la mélodie comme dans les paroles. Au contraire, la musique savante de transmission écrite lui semble figée dans un état ne remontant pas à celui qui chante mais au compositeur auquel l’œuvre est référée. Cette vision de la chanson traditionnelle lui inspire une méfiance similaire à l’encontre des chansons enfantines écrites par des adultes, alors que la chanson traditionnelle découle d’un processus d’appropriation créative par des générations d’enfants19Ibid., p. 335. C’est pourquoi il semble inutile à Chevais de faire chanter aux écoliers des chansons traditionnelles (J’ai du bon tabac, Au clair de la lune, Le Roi Dagobert) fixées dans l’écrit au même titre que de la musique savante ; ibid., p. 336.. En ce sens, Chevais ne situe pas son action dans la lignée de “pères” fondateurs et gardiens d’identités provinciales, mais à la suite de celle – tout aussi mythifiée – d’une longue succession d’enfants chantants. À la lumière de tels arguments, on comprend mieux l’ajout opéré à partir du deuxième fascicule de la première série de l’Anthologie. En un bref paragraphe, la question identitaire se trouve comme neutralisée :

Les chants publiés dans les dix fascicules de la première partie de l’Anthologie du Chant Scolaire sont, pour la plupart, populaires dans toute la France. Ils ont été cependant classés ici par régions, non pas en raison de leur origine propre, – souvent impossible à déterminer, – mais pour rappeler à quelle province appartient plus spécialement la variante, la version qui a été choisie.

Un autre désamorçage des interprétations identitaires réside dans la conception plus géographique qu’historique de la France dessinée en chansons dans l’Anthologie. Hormis l’absence de mise en contexte historique des chants édités, le plan de la série (un tour complet dans le sens horaire) et l’iconographie des couvertures, axée majoritairement sur des caractéristiques physiques, économiques ou agricoles des provinces considérées (exemple 2), laissent affleurer une logique cartographique et non pas rétrospective20Ces vignettes gravées bénéficièrent d’une attention suffisante pour donner lieu à une reproduction de couvertures à titre promotionnel dans La Musique à l’école (juillet 1926), le périodique soulignant “la présentation […] très artistique” de la collection..

ex. 2 – Vignettes de couverture de la série I de l’Anthologie du chant scolaire (fascicules 1 à 10)

Avec pour couverture un bateau pour l’Ouest, les pommes de Normandie, les vignes de Bourgogne, l’industrie du Nord ou les montagnes pyrénéennes, les fascicules de l’Anthologie n’incitaient pas a priori à l’identification à des individus mais à des abstractions régionales. Et si les illustrations pour la Bretagne, l’Alsace, le Pays Basque et l’Auvergne sont plus incarnées, elles font appel à des archétypes folkloriques et se maintiennent à ce titre dans un registre dépersonnalisé.

Ce “folklore déraciné” s’avère d’une fécondité inattendue au sein même de l’Anthologie. D’une part, il conduit à l’assimilation dans le champ du “populaire” de pièces extérieures à la tradition orale (Réveillez-vous Picards et Bourguignons, fascicule 7 de la série I) en vertu de sa “popularité au XVIe siècle”. À l’autre bout de la chaîne, l’avant-dernier fascicule de la série III, celle des “grands maîtres”, recèle des pièces dont les thématiques littéraires et l’imaginaire musical recoupent en plusieurs points l’univers de la “chanson populaire” tel que les responsables de l’Anthologie le circonscrivaient. Après une évocation de Nos pères les Gaulois (Wilder/Bourgault-Ducoudray), le fascicule aligne un texte du XVIe siècle (Au Rossignol) mis en musique par Gédalge avant que ne soient traitées des thématiques récurrentes dans le répertoire traditionnel : le monde paysan (Pastourelle, Spire/Rabaud), l’enfance (Le Petit Bonhomme, Klingsor/Pierné) et les métiers artisanaux (Le tailleur, tradition populaire/Pierné ; Le Cordier, Pierné). Le potentiel créatif du “folklore” s’observe aussi dans la rencontre entre plusieurs traditions régionales. Ainsi, le volume contenant les chants de la “région du Sud” comprend une adaptation du célèbre Se canto (exemple 3) dont les paroles débutent par un emprunt manifeste à un autre célèbre “chant populaire”, Sur le pont de Nantes.

SurlepontdeNantesex. 3 – Canto per ma mio (fascicule 9, région du Sud)

En cela, l’Anthologie du chant scolaire échafaude, de fascicule en fascicule, une sorte de folklore syncrétique tout aussi paradoxal que conséquent au regard des théories de ses concepteurs.

Enseigner les grands maîtres

L’autre pilier de l’Anthologie est la pratique scolaire de pièces des compositeurs constitutifs du canon musical national. Cette vocation de la collection est déjà présente, bien que discrètement, dans les volumes de Bouchor et Tiersot. Sur la base du recueil monodique initial des Chants populaires pour les écoles, Hachette déclina les trois séries sous la forme d’une “édition pour chant à deux ou trois voix” et d’une “édition pour piano et chant” rompant avec la simplicité supposée du répertoire traditionnel (ou, plus exactement, avec celle de sa recréation par Bouchor et Tiersot). De plus, la notion de populaire fut élargie, dès le premier volume, à des mélodies extraites d’œuvres lyriques de la fin du XVIIIe siècle voire, ce qui était plus inhabituel, à des airs anonymes du Moyen-Âge ou à des fragments de compositions de la Renaissance (tableau 2).

  • “Amour filial” (Méhul, dans les “Chants populaires”)
  • “Bayard” (Janequin, dans les “Chants populaires”)

AmourFilial(Mehul-Tiersot)

Chants populaires pour les écoles (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1909, première série, 8e éd., p. 20)

Bayard (Janequin-Tiersot)Chants populaires pour les écoles (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1909, deuxième série, 3e éd., p. 7)

Tableau 2. Élargissement de la veine “populaire” dans les Chants populaires pour les écoles

Publiée pour la première fois en 1886, la Première année de musique… à l’usage de l’enseignement élémentaire d’Antoine Marmontel faisait également la part belle au répertoire savant avec pour projet d’enseigner, à travers le chant de musiques “exemplaires”, les rudiments du langage musical au plus grand nombre.

L’Anthologie du chant scolaire apparaît dès lors comme le produit d’une mise en ordre et d’une systématisation de procédés de sélection et d’édition ayant servi pour de précédents recueils de chant scolaire. Conformément aux instructions ministérielles, elle offre le matériau nécessaire à une transmission, par le vecteur du chant choral, de connaissances en histoire de la musique sur une période allant de Lully au XXe siècle, tout en contribuant à une forme de démocratisation de la culture musicale. Elle correspond en outre à l’attente d’une diversification de l’esthétique du chant populaire, jugée trop limitative par certains des contributeurs de la Musique à l’école dès les années 1930. De plus, la répartition des œuvres fait écho aux découpages historiques en vigueur dans les manuels d’histoire et de littérature. L’avertissement placé en tête de chaque fascicule rappelle la nature de la périodisation souhaitée pour l’ensemble de la série lors du congrès de 1923 (“Moyen Age, Renaissance, XVIIe et XVIIIe siècles, Révolution, Epoque contemporaine”), ce qui correspondait à un découpage conjuguant segments familiers aux littéraires (Renaissance) ou aux historiens (Révolution, époque contemporaine), voire à leurs deux spécialités (Moyen Âge). La réalisation de l’Anthologie a néanmoins nécessité d’infléchir ce programme à des contingences musicales et pédagogiques. Puisque les pièces proposées ne pouvaient être que monodiques ou, éventuellement, en polyphonie simple, le choix pour les répertoires d’avant le XVIIe siècle était relativement resserré. En revanche, l’apparition du théâtre chanté sous le règne de Louis XIV permettait d’intégrer de nombreuses pièces de Lully et de ses successeurs (deux fascicules). Ceci explique que le premier fascicule ne réserve que sa première moitié aux pièces tributaires du Moyen Âge et de la Renaissance, celles-ci étant suivies par des œuvres de… Destouches ! Pour le reste, les valeurs propres à la musicographie française expliquent l’accent mis sur Rameau (un fascicule)21Sur la stature de Rameau au XIXe siècle, cf. Jean-Claire Vançon, Le Temple de la Gloire. Visages et usages de Jean-Philippe Rameau en France entre 1764 et 1895, thèse de doctorat, Université de Paris IV, 2009. et Gluck (deux fascicules). Alors que le fascicule 8 correspond à la tranche chronologique révolutionnaire, le tiers restant de la collection est dédié à la période contemporaine, à l’image de la programmation lyrique que connaissait de leur temps les auteurs de l’Anthologie

Une anthologie rassurante

Aucun conseil d’utilisation de l’Anthologie n’est délivré dans les fascicules : c’est par d’autres canaux (méthodes, presse professionnelle) que les pratiques musicales scolaires étaient formalisées et diffusées. Il reste cependant possible de rattacher les chants de l’Anthologie à diverses modalités pédagogiques : le chant comme étape de la leçon de musique, mais aussi comme composante des prestations d’élèves lors des fêtes scolaires ou des activités “post-scolaires” (terme qui recouvrait les activités éducatives ou ludiques s’intercalant dans le temps scolaire ou le prolongeant). De ce point de vue, la présentation et le contenu des fascicules de l’Anthologie étaient parfaitement adaptés. Alors que la revue La Musique à l’école ouvrait régulièrement ses colonnes à Jaques-Dalcroze ou à Chevais pour évoquer les avantages des chants “mimés” ou “rythmés”, certaines chansons de l’Anthologie sont dotées de sous-titres renvoyant à ces usages, ce qui facilitait leur repérage en fonction des activités organisées par les maîtres et maîtresses. De plus, les chants “populaires” constituaient un indispensable complément aux fêtes folkloriques montées par les instituteurs qui trouvaient dans La Musique à l’école des modèles de costume voire des fiches techniques pour préparer de telles prestations.

Pour autant, l’Anthologie n’était pas la seule offre dans le domaine de la chanson scolaire, et ce en dépit de son allure de sélection quasi officielle. Chaque livraison de La Musique à l’école regorgeait de publicités d’éditeurs proposant sans cesse des recueils de chansons, des méthodes d’éducation musicale des enfants, des manuels de formation des maîtres, des ouvrages de culture musicale… Même ceux qui furent impliqués dans la conception de l’Anthologie concevaient en parallèle des livres de chansons ou de polyphonie destinés à un même public : comme d’autres, Chevais22Maurice Chevais, Chants scolaires avec gestes, Paris, Alphonse Leduc, 1930., Tiersot23Julien Tiersot est l’auteur d’un recueil de Mélodies populaires des provinces de France dont les deux dernières séries parurent chez Heugel en 1928-1929. De plus, les chants qu’il avait publiés en collaboration avec Maurice Bouchor continuaient à faire l’objet d’éditions. Sur son action en matière de “chanson populaire”, cf. Jacques Cheyronnaud, “Poétique sonore de la République : le modèle Julien Tiersot”, Ethnologie française, XXV/4 (1995), p. 581-590., Roger-Ducasse24Roger-Ducasse, Chansons populaires de France, Paris, Henry Lemoine et Cie, 1929. ne cessèrent pas de publier une fois sortis les fascicules de l’Anthologie. Au milieu d’un tel flot éditorial, l’Anthologie se distinguait vraisemblablement par sa praticité et son esprit encyclopédique, ainsi que par l’originalité de certains de ses apports (folklores étrangers, musiques savantes peu connues).

Le soin apporté au paratexte des mélodies était une caractéristique engageante supplémentaire. Face à des chansons aux carrures et aux rythmiques parfois éloignées des codes de la musique de consommation courante de l’entre-deux-guerres, les utilisateurs de l’Anthologie se trouvaient guidés par un rassurant appareil d’indications de caractère et d’effectifs, de nuances et de signes de dynamique. Avec parfois pour seul bagage musical celui acquis dans les écoles normales, il était ainsi possible d’éviter la routine ou les déformations lors des exécutions collectives, et de restituer des phrasés propres à la chanson traditionnelle (comme les contre-accents dans une mesure à trois temps spécifiés dans l’exemple 4).

ChèvreLoupex. 4 – La Chèvre et le Loup (série I, 8ème fascicule, p. 1)

Autre élément sécurisant : les chansons reposent toutes sur un texte en français, quelle que fût leur origine. Parfois, un sous-titre rappelle l’intitulé original sous lequel la chanson est connue, peut-être pour en favoriser la reconnaissance de la part de jeunes locuteurs alsaciens ou bretons perdus face à la notation musicale et à un texte en français. La langue de la plupart des “adaptations” est débarrassée de toute inflexion dialectale25De rares chansons maintiennent des tournures dialectales comme, par exemple, celles de Bourgogne recueillies par Maurice Emmanuel. Les termes inconnus sont alors définis en bas de page., et cette normalisation linguistique trouve son pendant dans la mise au norme morale opérée au travers de ces “poèmes sains26Hauchard, “Les chansons populaires vivront”, art. cit.“. En somme, l’Anthologie garantissait tout le confort d’une visite guidée et balisée d’un folklore policé et rendu accessible.

Diffusion de l’Anthologie

Les limites de cette recherche n’ont pas permis d’évaluer le degré de diffusion de l’Anthologie du chant scolaire et post-scolaire. Malgré tout, quelques indices engagent à considérer que la collection portée par Heugel rencontra son lectorat. Premièrement, le projet fut conduit jusqu’à son terme : en douze ans, l’éditeur assura la publication des trente fascicules initialement prévus, couvrant ainsi des ensembles géographiques ou chronologiques cohérents. Les fascicules furent de surcroît doublés par la diffusion de pièces séparées selon un principe adopté pour les déclinaisons à l’adresse des musiciens d’éditions musicologiques “monumentales”. Le recours à l’Anthologie pour les concours de recrutement des élèves-instituteurs et élèves institutrices est un autre témoignage de l’ancrage de la collection dans les habitudes professionnelles de l’Instruction publique27Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, LXI (1942), p. 436..

Ce succès plausible s’accompagne d’une discrétion déroutante de la part des acteurs les plus à même d’assurer la promotion de l’Anthologie. Du côté de l’éditeur Heugel, sa revue Le Ménestrel se contente de laconiques mentions dans la liste de ses nouveautés. Le périodique La Musique à l’école se montre à peine moins réservé : alors qu’il publie en grand nombre des articles de fond sur le chant populaire ou l’enseignement de l’histoire de la musique en milieu scolaire, ses allusions à l’Anthologie s’avèrent rares. Après un article saluant les premières livraisons en février 1926 et une page de promotion en juillet 1926 doublée d’une courte recension bibliographique, il n’est plus question de l’Anthologie au cours des années suivantes. Tout se passe comme si la réception positive et la diffusion de la collection étaient suffisamment certaines pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en forcer la publicité. Exception dans ce panorama : La Nouvelle éducation accueille avec enthousiasme la parution des premiers fascicules, l’auteur du compte rendu anonyme y voyant une “mine splendide28La Nouvelle éducation, V/10 (1926), p. 157. Cette revue fait à nouveau référence à l’anthologie dans ses numéros IX/12 (1930) et XIII/2 (1934).” et invitant les lecteurs à se procurer la collection.

Il faut noter en dernier lieu que l’Anthologie du chant scolaire fit des émules juste après la sortie de son dernier volume. En 1938, le marathonien de la divulgation des “maîtres musiciens de la Renaissance française”, Henry Expert, sortit une Anthologie chorale29Henry Expert, Anthologie chorale des maîtres musiciens de la Renaissance française. Concerts du XVIe siècle, recueillis, transcrits en notation moderne et disposés pour l’usage scolaire à 2, 3 et 4 voix égales, Paris, M. Senart, 1938. ressemblant à une variante spécialisée (et concurrente ?) des fascicules de Heugel30Cette initiative isolée déconcerte au premier abord puisque Expert avait lui-même participé au congrès de 1923 et se trouvait intégré à la nébuleuse des auteurs intéressés par les répertoires scolaires.. La période de l’Occupation et l’après-guerre virent l’apparition d’autres avatars. Chez Eschig tout d’abord, l’Éducation musicale de la jeunesse d’Edgar Letellier fut éditée pour la première fois en 1942. Bien que restreint à du répertoire monodique qui lui est propre, l’ouvrage affiche dans son sous-titre – Anthologie scolaire de la musique (Folklore et Œuvres classiques) – sa proximité d’avec l’Anthologie de Heugel. Il bénéficiera en 1949 et 1951 de nouvelles éditions conformes “aux programmes établis depuis la Libération” et désormais enrichies de pièces à deux voix.

Heugel lui-même assura l’évolution de l’Anthologie par l’entremise d’une nouvelle collection : Sur trois portées (1950-1958). Conçue par Georges Aubanel (1896-1978), compositeur et arrangeur prolifique ayant travaillé dans de nombreux domaines (musique “sérieuse”, divertissement, cinéma, music-hall…), cette nouvelle proposition se concentre sur des “chansons populaires” de l’Anthologie du chant scolaire et post-scolaire dont le titre est rappelé en couverture, probable signe de sa popularité. L’abandon du répertoire “savant” pourrait être lié à la généralisation du microsillon et de la radio scolaire dans la pédagogie de l’éducation musicale : aussi n’était-il plus indispensable de chanter pour découvrir les “grands maîtres”. Cette tendance est confirmée par les citations de l’Anthologie dans les Dossiers pédagogiques de la radio et de la télévision scolaires. Ces cahiers périodiques puisent dans les séries I et, plus marginalement, II de l’Anthologie au cours des années 1970 sans se référer à la série sur les “grands maîtres”.

Au final, l’Anthologie du chant scolaire et post-scolaire résulte d’un effort collectif de synthèse des tendances de l’éducation musicale durant la phase de développement de cette discipline dans le sillage des programmes de 1923. Donnant la priorité au “chant populaire” sous la forme d’adaptations culturellement et techniquement assimilables par les maîtres et maîtresses d’école, la collection répondait à des attentes encore exprimées durant les Trente Glorieuses, ce qui lui assura une réelle longévité. Ce n’est qu’avec l’atténuation puis l’effacement du paradigme du “chant populaire” forgé sous la IIIe République que l’Anthologie disparut des salles de classe. Au moment où y entraient timidement les langues régionales…

X. Bisaro (juin 2016)

Notes   [ + ]

1. Les rares études citant l'Anthologie du chant scolaire et post-scolaire évoquent seulement sa première série (celle des "chants populaires") et semblent ignorer le reste de la collection. Cf. Michèle Alten, "Un siècle d'enseignement musical à l'école primaire", Vingtième Siècle, LV (1997), p. 3-15.
2. Sur l'inculturation scolaire de ce concept, cf. Jean-François Chanet, L’École républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.
3. Sur ce dernier domaine, cf. Michel Leroy, "La littérature française dans les instructions officielles au XIXe siècle", Revue d'histoire littéraire de la France, CII/3 (2002), p. 365-387.
4. Jean-Claire Vançon, "De la polémique galiniste (1882-1883) au conflit Chevais-Gédalge (1917-1923) : l’histoire de la musique à l’école à la lumière de ses querelles pédagogiques", Maurice Chevais (1880-1943). Un grand pédagogue de la musique, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 39-56.
5. En revanche, les thématiques des sous-commissions B (Emprunts aux maîtres étrangers) et E (Le chant choral : répertoire spécial des écoles) n’apparaissent pas dans le plan éditorial de l’Anthologie.
6. Si les fonctions de Roger-Ducasse comme inspecteur puis inspecteur principal de l'enseignement du chant dans les écoles de la Ville de Paris sont connues, sa correspondance éditée ne laissent transparaître aucune information sur sa collaboration à l'Anthologie. Cf. Roger-Ducasse, Lettres à Nadia Boulanger, Jacques Depaulis (éd.), Sprimont, Mardaga, 1999, et Roger-Ducasse, Lettres à son ami André Lambinet, Jacques Depaulis (éd.), Sprimont, Mardaga, 2001.
7. Les fascicules étant limités à une vingtaine de pages toutes séries confondues, cet écart de proportions entraîne la réduction de nombre de pièces par fascicule pour la série 3.
8. Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, L (1931), p. 1028.
9. M. Hauchard, "Les chansons populaires vivront", La Musique à l'école, février 1926, non paginé.
10. Pour une introduction à la vie et à l’œuvre de Maurice Chevais, cf. Claire Fijalkow, "Du plaisir et de la méthode avant toute chose…", Maurice Chevais (1880-1943). Un grand pédagogue de la musique, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 69-92.
11. Charles L'Hôpital (éd.), Cours supérieur et complémentaire, brevet élémentaire. Histoire de France, par Vast et Jalliffier, Paris, C. Delagrave, 1914.
12. Yannick Simon, "Les Jeunesses musicales de France", La Vie musicale sous Vichy, Paris, Éditions Complexes, 2001, p. 206.
13. Charles L'Hôpital, Commission pour la rénovation et le développement des études musicales. 1928-1931. Rapport général, Orléans, Paris, A. Pigelet et Cie, Comité national de propagande pour la musique, 1931.
14. Michèle Alten, "Musique scolaire et société dans la France de la Troisième République", Tréma, XXV (2005), p. 5-19.
15. Alten, "Musique scolaire et société...", art. cit.
16. Maurice Chevais, "La chansons populaire à l’école", Revue de folklore français, V/6 (1934), p. 336.
17. Ibid., p. 341-342.
18. Ibid., p. 334.
19. Ibid., p. 335. C’est pourquoi il semble inutile à Chevais de faire chanter aux écoliers des chansons traditionnelles (J’ai du bon tabac, Au clair de la lune, Le Roi Dagobert) fixées dans l’écrit au même titre que de la musique savante ; ibid., p. 336.
20. Ces vignettes gravées bénéficièrent d'une attention suffisante pour donner lieu à une reproduction de couvertures à titre promotionnel dans La Musique à l'école (juillet 1926), le périodique soulignant "la présentation [...] très artistique" de la collection.
21. Sur la stature de Rameau au XIXe siècle, cf. Jean-Claire Vançon, Le Temple de la Gloire. Visages et usages de Jean-Philippe Rameau en France entre 1764 et 1895, thèse de doctorat, Université de Paris IV, 2009.
22. Maurice Chevais, Chants scolaires avec gestes, Paris, Alphonse Leduc, 1930.
23. Julien Tiersot est l'auteur d'un recueil de Mélodies populaires des provinces de France dont les deux dernières séries parurent chez Heugel en 1928-1929. De plus, les chants qu'il avait publiés en collaboration avec Maurice Bouchor continuaient à faire l'objet d'éditions. Sur son action en matière de "chanson populaire", cf. Jacques Cheyronnaud, "Poétique sonore de la République : le modèle Julien Tiersot", Ethnologie française, XXV/4 (1995), p. 581-590.
24. Roger-Ducasse, Chansons populaires de France, Paris, Henry Lemoine et Cie, 1929.
25. De rares chansons maintiennent des tournures dialectales comme, par exemple, celles de Bourgogne recueillies par Maurice Emmanuel. Les termes inconnus sont alors définis en bas de page.
26. Hauchard, "Les chansons populaires vivront", art. cit.
27. Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, LXI (1942), p. 436.
28. La Nouvelle éducation, V/10 (1926), p. 157. Cette revue fait à nouveau référence à l'anthologie dans ses numéros IX/12 (1930) et XIII/2 (1934).
29. Henry Expert, Anthologie chorale des maîtres musiciens de la Renaissance française. Concerts du XVIe siècle, recueillis, transcrits en notation moderne et disposés pour l'usage scolaire à 2, 3 et 4 voix égales, Paris, M. Senart, 1938.
30. Cette initiative isolée déconcerte au premier abord puisque Expert avait lui-même participé au congrès de 1923 et se trouvait intégré à la nébuleuse des auteurs intéressés par les répertoires scolaires.

Autour du sujet

Bibliographie du chant scolaire
au XXe siècle