BrueghelL’Âne à l’école, Pieter Bruegel l’Ancien (1528-1569) – (c) BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand

Cette représentation de l’enseignement scolaire au milieu du XVIe siècle repose sur plusieurs caractéristiques devenues par la suite des topoi iconographiques. Les écoliers nombreux et d’âges contrastés se répartissent en plusieurs groupes inégaux et dans un apparent désordre. Si certains semblent occupés à lire, d’autres jouent, grimacent ou sommeillent, comme laissés à eux-mêmes au point d’être dépenaillés ; aucun n’adopte une posture droite. Au centre du dessin, le maître corrige de sa main un probable récalcitrant sous le regard d’un âne dominant symboliquement ce lieu où la transmission du savoir prend un tour carnavalesque.

Aussi grotesque soit-elle1Ayers Bagley, “Bruegel’s “The Ass at School” : a study in the iconics of education”, Paedagogica Historica, XXIV/2 (1984), p. 357., cette image mérite d’être prise au sérieux pour sa signification générale, difficile à appréhender2Si plusieurs interprétations du dessin ont été proposées, certains de ses détails résistent encore à l’investigation, et notamment l’identité et le rôle du personnage féminin dans le fond du décor., ainsi que pour plusieurs de ses détails. Tout d’abord, les supports de lecture sont nombreux et variés. Près de vingt-cinq écrits parsèment ce dessin à la plume parmi lesquels se devinent :

  • au moins un manuscrit évoquant les contrats utilisés pour l’initiation aux écritures utilitaires ;

Brueghel-détail manuscrit

  • des livres de petit comme de grand format3En tenant compte de la taille de leurs livres et de leurs vêtements, A. Bagley considère que les deux personnages du premier plan pourraient être des représentations caricaturales de moines ; cf. Bagley, art. cit., p. 358. ;

Brueghel-détail petit format Brueghel-détail grand format

  • des écrits suffisamment soignés pour être dotés de lettrines ;

Brueghel-lettrine

  • des abécédaires ;

Brueghel-ABCD 1Brueghel-ABCD 2

  • un manuscrit musical.

Brueghel-détail âne (Conflit lié au codage Unicode)Il ne manque plus que des cartes murales représentant l’alphabet pour que cette image reflète assez fidèlement les grandes catégories de supports écrits de la lecture scolaire à l’époque moderne.

Brueghel- récitation

Les activités de lecture suggérées par la disposition des personnages approchent pareillement de ce que l’on sait de l’organisation des petites écoles. À la gauche du maître, un enfant est en position de récitation individuelle : il donne ainsi l’impression d’orienter le livre vers le maître afin que celui-ci contrôle la lecture produite.

Pendant ce temps, d’autres enfants préparent leur passage devant le maître en s’exerçant Brueghel - groupe lectureindividuellement, comme ceux qui sont sous l’écritoire de l’âne, ou bien en groupe, à l’exemple de ceux assis dans le recoin au fond de la scène.  Enfin, il faut remarquer l’absence de matériel et de mobilier destiné à l’écriture : dans cette pièce sans table ni encrier, la lecture est l’objet principal sinon unique de l’enseignement dispensé.

Le sens à donner à l’association de l’âne à la musique et à sa place dans cette scène n’est pas évident, ce que des commentateurs de l’œuvre de Bruegel ont remarqué gravure HEYDENpour ce détail comme pour l’interprétation générale de ce dessin4Cf. Edward A. Snow, Inside Bruegel – The Play of Images in Children’s Games, New York, North Point Press, 1997, p. 191 note 22, et Walter S. Gibson, “Asinus ad lyram : from Boethius to Bruegel and beyond”, Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, XXIII/1-2 (2007-2008), p. 33-36.. La phrase copiée par Bruegel au bas du dessin (Al reyst den esele ter scholen om leeren, ist eenen esele hy en sal gheen peert weder keeren) a été reprise, dans une version latine légèrement différente, dans sa reproduction en gravure par Heyden en 1557 (Parisios stolidum si quis transmittat asellum. Si hic est asinus, non erit illic equus ; cf. ci-contre5A. Bagley émet l’hypothèse que la phrase latine devait avoir pour effet d’accroître la diffusion internationale de la gravure ; Bagley, art. cit., p. 369.). Elle renvoie à un proverbe beaucoup plus ancien sur l’impossibilité de transformer un âne en un savant. Plus globalement, l’assimilation de l’âne à la bêtise était un stéréotype maintes fois illustré dans l’iconographie ou la littérature du Moyen Âge.

Néanmoins, une nouvelle version de la gravure de Heyden publiée en 1596 fait référence à l’aphorisme latin Asinus ad lyram commenté à plusieurs reprises par Érasme et désignant les personnes qui prétendent étudier sans en avoir la capacité suffisante (c’est-à-dire comme un âne qui se mettrait à jouer de la lyre)6Gibson, art. cit., p. 36.. Appelé à lire la musique placée devant lui, l’âne serait donc dans la même situation que les enfants du maître d’école : inapte à ce qu’il est censé faire.

Un examen détaillé de la feuille de musique posée devant l’âne consolide cette hypothèse. Sa notation musicale est formée de caractères reconnaissables bien que leur agencement ne soit pas totalement cohérent. La clef d’ut sur la deuxième ligne est effectivement incompatible avec la position du bémol situé au niveau du deuxième interligne. En revanche, si l’on privilégie la place de cette altération comme repère de lecture, une allusion à la scène scolaire est envisageable : dans ce cas, les notes inscrites sur cette portée se lisent A D B A et peut-être C, soit les lettres sur lesquelles débutent les abécédaires des écoliers. Le parallèle entre l’âne et les enfants suggéré par le dessin de Bruegel se trouve ainsi renforcé par ce point commun entre leurs supports de lecture respectifs.

L’insertion de musique dans ce dessin ne résulterait donc pas d’une intention réaliste de la part de Bruegel mais, plutôt, d’une l’introduction d’un proverbe graphique dans un espace de l’image autonome par rapport à la scène scolaire représentée.

(X. Bisaro, mai 2015)

 

Bibliographie

Bagley, Ayers, “Bruegel’s “The Ass at School” : a study in the iconics of education”, Paedagogica Historica, XXIV/2 (1984), p. 357-378.

Gibson, Walter S., “Asinus ad lyram : from Boethius to Bruegel and beyond”, Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, XXIII/1-2 (2007-2008), p. 33-42.

 

Pour citer cette page :
Xavier Bisaro, "L’Âne à l’école – P. Bruegel (1556)", Cantus Scholarum, <https://www.cantus-scholarum.univ-tours.fr/ressources/iconographie/lane-a-lecole/> [publié le 20 mai 2015], consulté le 19 avril 2024.