La ville de Lyon au XVIIIe siècle

Pour citer cette page :
Xavier Bisaro, “Éducation de la parole et pastorale en milieu urbain au XVIIe siècle”, Cantus Scholarum, <https://www.cantus-scholarum.univ-tours.fr/publications/essais-et-notes-de-travail/demia/> [publié le 6 juillet 2017], consulté le 7 octobre 2024.

Souvent laissé dans l’ombre de Jean-Baptiste de La Salle dont il passe pour un prédécesseur, Charles Démia (1637-1689) commence à être mieux connu1Sur la vie et le parcours de Charles Démia, cf. Gabriel Compayré, “Charles Démia et l’origine de l’enseignement primaire à Lyon”, Revue d’histoire de Lyon, IV (1905), p. 241-273 et 328-370 ; et Jean-Pierre Gutton, « Dévots et Petites Écoles : l’exemple du Lyonnais », Le XVIIe siècle et l’éducation, Marseille, s. n., 1972, p. 9-14.. Son œuvre scolaire consistant en la fondation d’écoles charitables dans la ville de Lyon a été étudiée par le prisme de l’histoire sociale3Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres. L’exemple de la généralité de Lyon (1534-1789), Paris, Les Belles-Lettres, 1971. ou par celui des techniques d’apprentissage de l’oralisation qui prévalaient dans ces établissements2Xavier Bisaro, “La voix des pauvres : chant et civilité oratoire dans les écoles de charité de Lyon à la fin du XVIIe siècle“, Histoire de l’éducation, n° 143 (2015/1), p. 125-151.. Le présent essai tentera de préciser non pas l’apprentissage vocal théorisé par Démia et mis en application par les maîtres de sa congrégation, mais plutôt l’inscription de la voix de ses écoliers dans le paysage urbain de Lyon à la fin du XVIIe siècle et au cours du siècle suivant.

Dans la ville, pour la ville

Au commencement du règne de Louis XIV, les projets scolaires charitables rencontrèrent un contexte favorable à leur développement. Si Charles Démia était personnellement enclin à œuvrer au service de l’instruction des jeunes pauvres (notamment sous l’influence de Vincent de Paul qu’il avait fréquenté à Paris), sa détermination ne pouvait qu’être comprise dans un ville comme Lyon où importait l’influence de la Compagnie du Saint-Sacrement, cette société religieuse ayant intégré à son programme d’action l’encadrement des enfants. S’il n’est pas certain que Démia ait agi pour le compte de la Compagnie dès l’origine de son projet (1666), il y entra quelques années seulement après avoir effectué ses premières démarches (1669) ; par ailleurs, plusieurs proches de Démia étaient affiliés à la Compagnie. L’instauration des écoles de charité lyonnaises n’est donc pas l’initiative d’un homme isolé mais plutôt celle d’un ecclésiastique harmonieusement intégré aux réseaux structurant les élites lyonnaises.

Dans le détail, les ambitions scolaires de Charles Démia dépendaient aussi de certaines caractéristiques de la ville dont il avait rejoint la curie épiscopale. À cet égard, il est assez symptomatique que l’acte fondateur de son entreprise en 1668 prenne la forme de Remontrances adressées au Prévôt des marchands, aux échevins et aux “principaux habitants” de Lyon4Ce document est le premier de la série des pièces reproduites à la suite des textes normatifs publiés par Démia (Reglemens pour les ecoles de la Ville & Diocese de Lyon, Lyon, Aux dépens du Bureau des Ecoles, s. d. [1688]). Cependant, les consuls avaient été sollicités par ses soins à partir de 1666.. Dans ce texte, Démia ne situe pas son initiative sur le seul plan religieux, ce dont il aurait pu se contenter. Au lieu de cela, il renoue avec l’argument de l’utilité civique de la scolarité, argument qui avait tant servi lors de la fondations des collèges municipaux à la Renaissance et qu’il combine aux visées pastorales habituelles de l’enseignement charitable. Néanmoins, contrairement aux collèges qui accueillaient les élites urbaines, Démia définit d’emblée la cible de son projet : les enfants pauvres, tant garçons que filles, à qui une éducation gratuite serait offerte. Ces derniers étant présentés par Démia comme naturellement enclins à l’ignorance et au mal5Charles Démia, Reglemens…, p. 59., leur instruction lui apparaît comme un puissant moyen pour garantir “le bonheur & la tranquillité publique6Ibid.” dans un ville perçue comme le plus large échelon social pouvant profiter de l’implantation d’écoles de charité. À l’autre bout de la chaîne, Démia cherche à agir sur les familles pauvres : en dépit d’une certaine essentialisation de l’enfance pauvre, Démia ne se cache pas de vouloir briser un cycle néfaste faisant d’enfants négligés de futurs parents à leur tour négligents. En somme, éduquer les enfants pauvres revenait, selon Démia, à extirper leurs familles de leur situation originelle. Sans faire de ce fondateur d’écoles un révolutionnaire, Démia manifestait en tout cas un enthousiasme social qui sera beaucoup plus mesuré à l’époque des projets scolaires nationaux du milieu du XVIIIe siècle7Marguerite Figeac-Monthus, Les Enfants de l’Emile ? L’effervescence éducative de la France au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, Berne, Peter Lang, 2015..

Le bénéfice annoncé par Démia aux édiles de Lyon se subdivisait en trois conséquences principales : l’assainissement et la généralisation de l’instruction religieuse dans une ville en effervescence depuis le XVIe siècle, entre agitation réformée et poussée ligueuse ; le redressement des conduites individuelles déviantes des “indociles, libertins, joueurs, blasphémateurs, querelleux8Charles Démia, Reglemens…, p. 61.” ; l’assainissement du vivier dans lequel il fallait trouver “des serviteurs fideles, & des bons Ouvriers9Ibid., p. 61.” plutôt que de laisser se répandre une misère favorisant l’esprit de sédition. À cet égard, Démia garantissait rien moins qu’une main-d’œuvre régénérée :

Par ce moien, les Fabriques & Manufectures se remploiroient peu à peu de bons Parents, qui pourroient ensuite devenir d’excellens Maîtres, puis que dans ces Ecoles on leur enseigneroit, l’obligation, qu’ils ont de travailler fidelement & fortement, & les moiens dont il faudroit qu’ils se servissent pour sanctifier & faire fructifier leur travail, en leur insinuant une grande horreur de la chicane & de la feneantise […]10Ibid., p. 62.

D’où des déclarations de Démia : celui-ci concevait ses écoles à la fois comme des “Academies de la perfection des pauvres enfans” en même temps que “des Bureaux d’adresse […] dans lesquels les personnes les plus commodes pourroient aller prendre, les uns pour se servir dans leurs Maisons, les autres pour emploier dans le Negoce, quelques-uns mémes pour avancer dans les Sciences11Ibid., p. 62.” ou encore dans les vignes. Mais la progression dans la pyramide des savoirs restait limitée puisque Démia assurait “[qu’]on ne pretendroit pas de les pousser [les écoliers] da[n]s la perfection de l’écriture, & beaucoup moins au Latin12Ibid., p. 64.“. En cela, le projet ou, à tout le moins, l’argumentaire de Démia était adapté à la situation d’une ville marquée par l’intensification de l’activité soyère et par l’instabilité des groupes professionnels qui en dépendaient13Sur la dimension économique du projet de Démia, cf. Julia M. Gossard, “The Crown’s Catholic Subjects: Lyon’s Écoles de Charité and the French State, 1660-1689“, Proceedings of the Western Society for French History, XXXIX, 2011.. Dans sa demande initiale, ce n’est qu’après ces motivations directement adressées aux magistrats que Démia développe des arguments propres au monde religieux (références bibliques, autorités anciennes…) pour finir par une rapide allusion aux ordonnances royales et aux arrêts parlementaires en matière d’instruction scolaire.

En réponse à la sollicitation de Démia, les Consuls de la ville décidèrent de lui verser annuellement 200 livres pour sa fondation (30 décembre 1670), alors qu’une première école avait déjà été ouverte sur la paroisse Saint-Georges en 1667. Cet acte de reconnaissance municipale fut suivi par une ordonnance épiscopale (1672) et, pour finir, par des lettres patentes du Roi données en 1680. La rencontre entre sphère religieuse et sphère civile symbolisée par ces décisions et documents officiels s’observe pareillement dans la composition du Bureau destiné à gouverner les écoles de charité de Lyon.

Fig. 1 - Composition du Bureau des écoles (Almanach astronomique et historique de la ville de Lyon, 1749)

Dès la fondation de cette institution, laïcs et ecclésiastiques travaillèrent de concert. À défaut d’une propopographie poussée, un rapide pointage des membres de ce Bureau au milieu du XVIIIe siècle (figure 1) confirme que la volonté de Démia de ne pas en faire un organe exclusivement ecclésiastique avait abouti. Les laïcs représentent en effet une forte proportion de cette liste, certains d’entre eux assumant des fonctions publiques éminentes quand d’autres étaient issus du milieu de la soierie.

Les soutiens engrangés par Démia lui permirent de déployer rapidement un véritable maillage d’écoles (figure 2). Les premières ramifications restèrent dans l’environnement spatial du quartier cathédral, mais les écoles finirent par gagner l’ensemble de la ville nouvelle d’Ancien Régime, de l’autre côté de la Saône, jusque dans les faux-bourgs (Vaise) ; s’ajoutaient à ce noyau des établissements annexes destinés à l’enseignement professionnel ou aux enfants psychiquement défaillants.

Fig. 2 – Implantation des écoles charitables lyonnaises en 1749
(en orange, écoles de garçons – en jaune, écoles de filles)

Quelques décennies plus tard, l’Almanach de Lyon en 1749 dénombre huit écoles de garçons et dix écoles de filles fréquentées par 6000 enfants confiés à une quarantaine de maîtres et maîtresses affiliés au Bureau des écoles14Almanach astronomique et hsitorique de la ville de Lyon, Lyon, De l’Imprimerie d’Aymé Delaroche, 1749, p. 28-29. : le projet de Charles Démia constituait désormais une réalité incontournable dans le panorama éducatif lyonnais.

La congrégation des enfants pauvres

Une récente étude15X. Bisaro, art. cit. a mis en évidence le rôle que Démia assignait au chant lors des différentes stades de l’éducation de la parole enfantine. Dans ses grandes lignes, la pratique scolaire du plain-chant et de la psalmodie visait à entraîner les écoliers en vue de leur assistance active aux offices et, en particulier, à celui de vêpres, mais aussi à souligner certaines des actions jalonnant la journée scolaire (prière, distribution du repas, salutation d’un visiteur…). Par ailleurs, Démia n’excluait pas de faire chanter des cantiques aux enfants afin d’opposer un “contre-poison” aux chansons dont il suspectait le caractère pernicieux.

Si cet aspect de l’enseignement des écoles charitables de Lyon commence à être connu, il n’en va pas de même de l’insertion de la voix des enfants dans le paysage sonore de la ville, sujet auquel sera consacré la suite de cet essai en commençant par l’examen du plaidoyer pro domo rédigé par des membres du Bureau des écoles en 1790 au moment de la liquidation de leur institution :

Le service des maitres et soumaitres, maitresses et soumaitresses des petites ecoles, ne se bornent [sic] pas à l’instruction, a la priere, au travail, matin et soir, dans l’interieur de l’ecole, il s’etend aussi essentiellement, a l’exercice a la pratique des devoirs de religion et de pieté, au dehors, aux eglises de paroisses, ainsi qu’aux épreuves publiques de capacité. Principalement, soit dans la paroisse de chaque ecole, séparément, le chapelet en main, a la messe les dimanches et fêtes, les jours de congé, de St Nicolas fête des garçons, et de Ste Catherine fête des filles ; soit le jeudi saint en chaque Ecole de garçons, pour la Cêne, et le lavement des pieds […], soit a la préparation, que font de pâques à la pentecôte, les maitres et maitresses, a ceux et celles des enfants destinés a la premiere communion […] ; et ensuite a la cérémonie de la première communion des enfants […], soit dans la paroisse de chaque Ecole de garçons et de filles séparément, tous les jours pendant l’octave de la fête dieu, a l’adoration du St Sacrement, soit a la procession générale de toutes les Ecoles réunies de la Ville et des faubourgs, un jour des filles, le lendemain des garçons, chaque Ecole sous la croix, dans la semaine de Quasimodo, a l’église de Fourvière, en devotion a la Ste Vierge, le livret a la main des choristes pour le chant et les prières, et soit a l’examen public des ecoles de garçons, a la fin de l’année, sur le cathéchisme […]16Archives départementales du Rhône, 5D 6, Memoire des directeurs et recteurs de l’Œuvre des Petites écoles et Petit seminaire de St Charles réuni, de la ville et des fauxbourgs de Lyon à l’Assemblée Nationale, p. 279.

Plusieurs points sont à retenir de ce document. Tout d’abord, la frontière entre école et ville restait poreuse, et ce dans le sillage des Reglemens promulgués du vivant de Démia. Ainsi, les enfants étaient pris en main par le maître les dimanches et fêtes pour assister à la messe en corps dans les églises paroissiales de la ville, conformément à un principe en vigueur dans les “petites écoles” en général. Plus singulière est la transformation des fêtes des écoliers (Sainte-Catherine, Saint-Nicolas) en manifestation publique alors que ces solennités, dans les rares descriptions qui en sont faites sous l’Ancien Régime17Cf. par exemple Jacques Bernet (éd.), Le Journal d’un maître d’école d’Île-de-France (1771-1792). Silly-en-Multien, de l’Ancien Régime à la Révolution, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 100, 124, 135-137, 146-147, 159, 175, 206., restent confinées aux bâtiments scolaires et à l’église. Encore plus particulière est la délocalisation dans les écoles de cérémonies auxquelles les laïcs étaient censés assister dans les églises paroissiales le Jeudi Saint spécialement. Le “Lavement des pieds” dispose de son propre cérémonial dans les Reglemens de Demia18Charles Démia, Reglemens…, p. 43. qui compare cette action liturgique aux exercices publics des écoliers. Ces moments étaient donc à double vocation : contribuant à réguler l’exisence des enfants, ils devaient aussi édifier en causant “l’attendrissement, la satisfaction, la joie des peres et meres, et l’edification générale à la ville et aux fauxbourgs19Ibid., p. 280.“. Or, même si la voix des élèves des écoles charitables n’est pas explicitement mentionnée dans ces prescriptions, ceux-ci étaient très vraisemblablement appelés à chanter, à l’instar de ce qui arrivait pour leurs déplacements les dimanches et fête, à commencer par la Saint-Nicolas :

A neuf heures [le dimanche] le Maître s’êtant rendu à son Ecole, disposera les Enfans à aller à la Sainte Messe, après en avoir exercé quelques-uns à la bien servir.
A neuf heures & demi, il les y conduira, s’il se peut, à la Parroisse, ou autre lieu désigné où il leur fera faire quelquefois les actes du Chrétien, ou chanter quelques Cantiques, devant, pendant, ou après la Messe, suivant le tems, & la commodité des lieux
….
Les Maîtres aprés avoir disposé la veille de S. Nicolas leurs Enfans, afin de passer saintement cette Fête, ils les feront venir à l’heure ordinaire à l’Ecole, pour les conduire processionnellement à la Messe que l’on fera dire pour les Ecoliers : & en y allant ils pourront chanter les Litanies des Saints du Dioceze, & des Saintes Maîtres d’Ecoles […]20Ibid., p. 38.

Assez vague, cette série de préconisations ne signale que la possibilité d’exécuter des cantiques ou des Litanies au cours des processions écolières et selon des modalités souples. Fort heureusement, la consultation d’un coutumier manuscrit des écoles lyonnaises21Reglemens pour les Ecoles des Pauvres de l’un ou l’autre sexe de la Ville de Lyon. Remontant vraisemblablement du début du XVIIIe siècle, ce document est évidemment inspiré par les Reglemens imprimés de Démia. Il est cependant plus précis pour certaines circonstances, et notamment pour la Saint-Nicolas, fête des écoliers. permet d’avoir une idée plus précise du déroulement de la Saint-Nicolas :

Les Maitres ayant fait preparer de bonne [heure] les enfans pour célébrer la St Nicolas, ils les avertiront. Ceux de St Charles & de St Nicolas se trouveront a 7 h. en l’Ecole de St Joseph.
On leur donnera a déjeuner, apres lequel ils seront conduits a la messe, a St Côme ou a St Nisier en cet ordre : à 8 h. on partira processionellement 2 à 2 & on chantera par les chemins, les Litanies des Sts du Diocèse & des Sts Maitres. Tous les écoliers répondront alternativement Sancte Nicolae & Sancte Carole, ora pronobis. On passera par [les] rues Confort, Merciere, que si on alloit a St Nisier, [rue de la] Mort-qui-trompe, ou a St Come, [rue de l’]Herberie [et rue] St Côme.
Ils entendront la Messe, si c’est a St Come, on y fera des actes & chantera des cantiques co[mm]e a l’ordinaire.
[déjeuner puis vêpres dans l’église]
Pour ceux de St Paul & St Georges, ils s’assembleront en l’Ecole de St Paul ; & feront la meme chose que ceux de deçà l’eau. A 8 heures ils les feront partir pour venir a la messe a St Côme, portant leur St Nicolas sur un petit brancard ainsy que les autres Ecoles feront s’il se peut, passeront par [les] rües de Flandres, [par le] Pont de Pierre, l’Herberie puis St Come. Après la Messe ils s’en retourneront a l’Ecole de St Paul, passant vers St Pierre, les Terreaux, la Feuillié, [le] pont de St Vincent, & feront le reste ainsy que dessus22Archives département du Rhône, 5D 9, f° 59-60..

La Saint-Nicolas n’est donc pas marquée par une mais par plusieurs processions concomitantes au cours desquelles les enfants chantent. Deux raisons peuvent expliquer que les rédacteurs du coutumier y aient fait allusion : en premier lieu, l’association naturelle du chant à toute déambulation processionnelle ; puis l’empirisme des maîtres des écoles lyonnaises qui, comme les enseignants d’école maternelle ou primaire de notre époque, savaient par expérience que le chant peut donner sens à un mode de regroupement (en rang deux par deux) et à une façon de marcher qui ne sont pas naturels pour les enfants.

Fig. 2 - Itinéraires pour la Saint-Nicolas des processions des écoles du quartier de l'Hôpital (en noir) et de celles de la rive droite (en jaune)

Toutefois, les deux itinéraires spécifiés laissent entrevoir une possible motivation supplémentaire (figure 2). Certes, le chemin des enfants venant du quartier de l’Hôpital paraît assez direct jusqu’à Saint-Nizier ou jusqu’à la chapelle voisine de Saint-Côme. C’est aussi le cas pour les écoliers venant de la rive droite. En revanche, ceux-ci suivent un autre itinéraire pour le retour : ils effectuent une boucle dans le cœur de la ville nouvelle et surtout, passent ensuite devant l’Hôtel de ville, lieu symbolique du pouvoir civil et, plus concrètement, lieu de rassemblement des échevins.

Si l’on tient compte du fait que les enfants démarraient le jour de la Saint-Nicolas une heure plus tôt que d’habitude, il devient plausible que ces processions aient été pensées par les successeurs de Démia comme une image vivante et chantante des écoles charitables, ainsi que comme un vecteur d’action sur la société adulte, ce d’autant que la Saint-Nicolas n’était pas une fête d’obligation et qu’elle était célébrée en semaine six années sur sept.

Cette interprétation est confortée par l’intérêt que Démia portait au cantique. Présenté d’abord comme un simple passe-temps prolongeant la récitation des leçons23Charles Demia, Reglemens…, p. 12., le cantique prend une autre dimension beaucoup plus ambitieuse lorsque Démia assimile les écoliers à des évangélisateurs de leurs propres familles : le fondateur des écoles charitables souhaitait qu’ils “[chantent] quelques Cantiques de pieté par les ruës, & dans les maisons, & sur tout quand ils entendront chanter des chansons deshonnêtes24Ibid., p. 28-29.“. Démia et ses premiers collaborateurs voyaient même dans cette situation un prétexte à la fortification personnelle des élèves assumant cette mission chantante. Ils appelaient ainsi de leurs vœux l’établissement “dans les petites ecoles des particuliers qui vont chantans dans les rues des cantiques spirituels et qui s’exposent aux injures et insultes qui le peuvent arriver pour soutenir la gloire de Dieu25Archives départementales du Rhône, 5 D 5, Observations sur les enfans qui sortent des ecoles (décembre 1679), p. 79.“.

Mêmes si elles restent très lacunaires, les informations sur les prestations publiques des enfants des écoles charitables fondées par Charles Démia permettent de mesurer leur spécificité, notamment par rapport aux enfants de l’Aumône. Les pensionnaires de cette institution réservée aux indigents étaient invités à chanter, en particulier tout l’office de vêpres ; certains recevaient même une instruction musicale dépassant le périmètre du plain-chant. Par contre, l’essentiel de leur assistance au service divin se déroulait dans l’enclos du vaste complexe de l’Aumône26Aussi assistaient-ils à la messe et aux vêpres dans l’église ou dans les chapelles de l’Aumône ; cf. Institution de l’Aumosne générale de Lyon, Lyon, s. n., 1699 (7ème éd.).. De leur côté, les élèves des écoles charitables formaient une sorte de congrégation enfantine dont les membres occupaient ponctuellement la ville par leur présence physique comme par leurs voix.

(Xavier Bisaro, juillet 2017)

Notes   [ + ]

1. Sur la vie et le parcours de Charles Démia, cf. Gabriel Compayré, "Charles Démia et l’origine de l’enseignement primaire à Lyon", Revue d’histoire de Lyon, IV (1905), p. 241-273 et 328-370 ; et Jean-Pierre Gutton, « Dévots et Petites Écoles : l’exemple du Lyonnais », Le XVIIe siècle et l’éducation, Marseille, s. n., 1972, p. 9-14.
2. Xavier Bisaro, "La voix des pauvres : chant et civilité oratoire dans les écoles de charité de Lyon à la fin du XVIIe siècle", Histoire de l’éducation, n° 143 (2015/1), p. 125-151.
3. Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres. L’exemple de la généralité de Lyon (1534-1789), Paris, Les Belles-Lettres, 1971.
4. Ce document est le premier de la série des pièces reproduites à la suite des textes normatifs publiés par Démia (Reglemens pour les ecoles de la Ville & Diocese de Lyon, Lyon, Aux dépens du Bureau des Ecoles, s. d. [1688]). Cependant, les consuls avaient été sollicités par ses soins à partir de 1666.
5. Charles Démia, Reglemens…, p. 59.
6. Ibid.
7. Marguerite Figeac-Monthus, Les Enfants de l’Emile ? L’effervescence éducative de la France au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, Berne, Peter Lang, 2015.
8. Charles Démia, Reglemens…, p. 61.
9. Ibid., p. 61.
10. Ibid., p. 62.
11. Ibid., p. 62.
12. Ibid., p. 64.
13. Sur la dimension économique du projet de Démia, cf. Julia M. Gossard, "The Crown’s Catholic Subjects: Lyon’s Écoles de Charité and the French State, 1660-1689", Proceedings of the Western Society for French History, XXXIX, 2011.
14. Almanach astronomique et hsitorique de la ville de Lyon, Lyon, De l'Imprimerie d'Aymé Delaroche, 1749, p. 28-29.
15. X. Bisaro, art. cit.
16. Archives départementales du Rhône, 5D 6, Memoire des directeurs et recteurs de l’Œuvre des Petites écoles et Petit seminaire de St Charles réuni, de la ville et des fauxbourgs de Lyon à l’Assemblée Nationale, p. 279.
17. Cf. par exemple Jacques Bernet (éd.), Le Journal d’un maître d’école d’Île-de-France (1771-1792). Silly-en-Multien, de l’Ancien Régime à la Révolution, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 100, 124, 135-137, 146-147, 159, 175, 206.
18. Charles Démia, Reglemens..., p. 43.
19. Ibid., p. 280.
20. Ibid., p. 38.
21. Reglemens pour les Ecoles des Pauvres de l’un ou l’autre sexe de la Ville de Lyon. Remontant vraisemblablement du début du XVIIIe siècle, ce document est évidemment inspiré par les Reglemens imprimés de Démia. Il est cependant plus précis pour certaines circonstances, et notamment pour la Saint-Nicolas, fête des écoliers.
22. Archives département du Rhône, 5D 9, f° 59-60.
23. Charles Demia, Reglemens…, p. 12.
24. Ibid., p. 28-29.
25. Archives départementales du Rhône, 5 D 5, Observations sur les enfans qui sortent des ecoles (décembre 1679), p. 79.
26. Aussi assistaient-ils à la messe et aux vêpres dans l’église ou dans les chapelles de l’Aumône ; cf. Institution de l’Aumosne générale de Lyon, Lyon, s. n., 1699 (7ème éd.).

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