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Xavier Bisaro, “Le Processionnal de Cassien Chamgarnier (1783)”, Cantus Scholarum, <https://www.cantus-scholarum.univ-tours.fr/ressources/sources/livres-de-chant-notes/chamgarnier/> [publié le 16 mai 2017], consulté le 25 avril 2024.

La rareté peut transformer le plus discret des manuscrits en un document essentiel : ainsi en va-t-il du Processionnal de Cassien Chamgarnier, singulier témoignage de la condition musicale d’un maître d’école bourguignon à la fin de l’Ancien Régime1Ce document est actuellement conservés aux Archives départementales de la Côté d’Or sous la cote 37 J 69/2..

Un enfant du pays devenu maître d’école

L’avant-titre de ce manuscrit plante le décor : c’est à Bessey-la-Cour2Bessey-la-Cour devint Bessey-la-Fontaine sous la Terreur avant de reprendre son nom original ; Joseph Garnier, Nomenclature historique des communes, hameaux, écarts, lieux détruits, cours d’eau et montagnes du département de la Côte-d’Or, Dijon, Imprimerie Eugène Jobard, 1869, p. 78. qu’il fut réalisé en 1783, autrement dit à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Beaune, dans une très modeste paroisse du diocèse d’Autun dont l’évêque était alors Mgr Marbeuf (ép. 1767-1788)3Sur ce prélat, cf. Charles Monternot, Yves-Alexandre de Marbeuf, ministre de la feuille des bénéfices, archevêque de Lyon (1734-1799), Lyon, H. Lardanchet, 1911.. Sur cette même page figure le nom du copiste, Cassien Chamgarnier, associé à la fonction de “recteur d’école”4La page de titre portait également le nom de Chamgarnier, mais celui-ci a été découpé.. Malheureusement, l’étude de référence sur l’activité scolaire dans l’ancien diocèse d’Autun n’accorde que quelques lignes à la paroisse de Bessey-la-Cour5Anatole de Charmasse, État de l’instruction primaire dans l’ancien diocèse d’Autun pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Honoré Champion, 1878, p. 105-106.. Associés aux habitants du hameau de Chancelay, ceux de Blessey passèrent contrat avec une maître d’école en 1775 (un certain Blondeau, prédécesseur direct de Chamgarnier), ce qui déclencha une réaction de l’Intendance de Bourgogne en raison de clauses jugées trop favorables à celui-ci. Le contrat fut néanmoins passé puisque la signature de Blondeau, en qualité de régent d’école, se trouve dans le registre paroissial jusqu’en 1779.

À défaut de situer parfaitement le copiste de ce manuscrit, les registres paroissiaux de Bessey-la-Cour et de villages voisins permettent de débrouiller les fils d’une généalogie assez touffue. Cassien Chamgarnier était le fils de Jean Chamgarnier, présenté comme laboureur puis fermier à Bessey-la-Cour6S’agit-il de Jean Chamgarnier décédé à l’âge de 80 ans le 13 février 1812 à Bessey-la-Cour. Toutefois, son épouse citée dans l’acte, Antoinette Larchée, ne correspond pas au nom de l’épouse du mariage contracté en 1751 (cf. infra) ; Archives départementales de la Côte-d’Or, 5 MI 7 R 27, vue 298. et probablement originaire du village proche d’Écutigny7Cette provenance est précisée dans l’acte de son mariage avec Marguerite Renier en 1751 ; 5 MI 7 R 26, vue 313. Les registres de la paroisse d’Écutigny étant perdus, il est presque impossible de retrouver la trace de cette famille plus en amont. Deux détails permettent néanmoins de confirmer son lien à ce village : plusieurs Chamgarnier y vivaient encore au commencement du XIXe siècle, et les deux saints patrons de cette paroisse étaient Sébastien et… Cassien.. Un autre Jean Chamgarnier étant marchand dans la même paroisse, il se pourrait que le milieu familial de Cassien Chamgarnier fût plutôt élevé dans la pyramide des catégories sociales du monde rural. Par ailleurs, Cassien avait un oncle du même prénom et exerçant comme maître d’école dans la paroisse de Merceuil, distante d’une dizaine de kilomètres, jusqu’en octobre 17768Archives départementales de la Côte-d’Or, 5 MI 7 R 26, vues 342 et 392, et 2 E 405/002, vues 269 et 270. Étrangement, ce Cassien aîné signe trois actes dans les registres de Bessey-la-Cour en 1761 ; ibid., vues 344 et 345..

Après être apparu dans les registres paroissiaux de Bessey-la-Cour comme parrain à trois reprises en 1778-17799Archives départementales de la Côte-d’Or, 5 MI 7 R 26, vues 425 et 430., Cassien Chamgarnier est mentionné pour la première fois comme “recteur d’école” en décembre 1782, mais toujours mis en relation avec son père Jean10Ibid., vue 449.. Il est donc possible qu’il ait accédé très jeune à la régence de l’école de la petite paroisse qu’il quitta autour de 1784-1785 pour occuper des fonctions analogues à Saint-Loup-de-La-Salle11Ibid., vue 472. La signature de Cassien Chamgarnier est apposée dans les registres de cette nouvelle paroisse à partir du 3 janvier 1785 ; Archives départementales de Saône-et-Loire, Edep 5127-5128, vue 116. Le successeur de Cassien Chamgarnier à Bessey-la-Cour, Jean Renaud, n’apparaît que fugitivement dans les registres en 1785. Il faut attendre le mois de mai 1787 pour que l’activité stable d’un nouveau maître, Jean Sellenet, soit attestée., paroisse sensiblement plus peuplée et, partant, plus rémunératrice que Bessey-la-Cour. Il y reste au moins jusqu’en novembre 1791, date à laquelle sa signature disparaît brusquement des registres12Archives départementales de Saône-et-Loire, Edep 5128, vue 27..

L’art du copiste

Ainsi que l’ont révélé d’autres livres de chant (notamment les cahiers de Pierre-Nicolas Huet et de Jean-Baptiste Levasseur), certains maîtres d’école possédaient un talent et un goût pour la copie remarquables, et Cassien Chamgarnier faisait manifestement partie de ceux-là. Son processionnal est très proprement copié selon les principes couramment en vigueur pour les imprimés de plain-chant bicolores (portées en rouge, notes et clefs en noir), et en respectant une mise en page régulière. Par endroit, Chamgarnier eut même envie de rompre la relative monotonie graphique d’un recueil de plain-chant en utilisant des encres de couleur (figure 1).

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Fig. 1 – Processionnal de Cassien Chamgarnier (p. 137, 148 et 208)

Néanmoins, plusieurs aspects de ce manuscrit confortent l’hypothèse qu’il était destiné à l’usage personnel du copiste. Des lettres oubliées ont été ajoutées au-dessus de la ligne sans chercher à dissimuler l’erreur, là où un manuscrit de commande aurait nécessité d’apposer un fragment de papier portant la version correcte du mot. Dans le même ordre d’idée, il faut relever l’inachèvement de la copie de quelques pièces13Processionnal de Cassien Chamgarnier, p. 206-207.. Quant aux nombreux motifs ornementaux, ils empruntent, conformément à une tradition bien établie, à la végétation (avec une prédilection notable pour la vigne…) sans exclure pour autant des figurations humoristiques comme un visage souriant dans une lettrine A (figure 2) ou la “Poulle” et le “Coque” se promenant sur le fil d’une portée de plain-chant (figure 3) !

Fig. 2 – Processionnal de Cassien Chamgarnier (p. 63) Fig. 3 – Processionnal de Cassien Chamgarnier (p. 69)

Un livre à tout-chanter

Le manuscrit confectionné par Cassien Chamgarnier rassemble plusieurs catégories de pièces à chanter, la cohérence de l’ensemble tenant à leur utilité pour le maître d’école. Alors que le chant de la messe et des offices s’opérait surtout à partir de livres in-folio posés sur le lutrin, ce recueil est d’un format portatif in-quarto et contient des pièces dont l’exécution revenait prioritairement au “clerc de paroisse” lors des processions paroissiales (hymnes, répons, litanies pour les Rogations…). Chamgarnier a cependant utilisé ce cahier pour copier des éléments d’un répertoire plus vaste : un Credo extrait d’une messe inconnue, la messe pour la solennité du Sacré-Cœur dont l’introduction dans les propres diocésains français au XVIIIe siècle déclencha des controverses nourries14Raymond Jonas, France and the Cult of the Sacred Heart. An Epic Tale for Modern Times, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 2000., ou encore les complies du dimanche et l’Office des morts que le maître chantait probablement seul à l’occasion des fondations célébrées quotidiennement ou presque par le curé.

À l’instar de processionnaux imprimés à l’usage des réguliers, le livre de Cassien Chamgarnier comprend aussi une méthode de chant ou, plus exactement un abrégé du chant dont ne subsiste que l’amorce (figure 4).

Fig. 4 – Processionnal… de Cassien Chamgarnier (p. 208)

Ce bref texte pourrait avoir été écrit par Chamgarnier lui-même, ce que paraissent indiquer les maladresses (la correction de la répétition du verbe “former”) ou néologismes (“décontation”) qui l’émaillent. Malgré tout, les phases d’initiation ici résumées sont cohérentes au regard de la plupart des méthodes de plain-chant du XVIIIe siècle (insistance sur l’assimilation du demi-ton, passage d’une note à l’autre par le “décompte” d’intervalles mélodiques). En revanche, cette esquisse semble ignorer la lecture des noms de note pour se concentrer de suite sur le chant. L’empirisme d’un tel procédé se retrouve dans le choix – exprimé implicitement – de faire chanter les enfants directement à partir de livres de plain-chant et non d’exercices solfégiques.

Une autre partie du manuscrit illustre la circulation, y compris jusque dans de petites paroisses, de la Methode nouvelle pour apprendre parfaitement les règles du plain-chant et de la psalmodie de La Feillée (1ère éd. 1747). Chamgarnier a effectivement copié une série de motets en plain-chant musical extraits de ce manuel ayant bénéficié de nombreuses rééditions. Son intervention sur le texte original consiste surtout dans l’ajout de barres de mots, là ou La Feillée privilégie l’emploi de barres de mesure.

Dans cette même perspective de rentabilisation du manuscrit, des strophes de cantique ont été insérées en fin de volume afin de servir vraisemblablement lors des pastorales de Noël dont la vivacité est attestée par plusieurs contemporains. Sur un ton narquois, Louis-Sébastien Mercier évoqua dans son Tableau de Paris15Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, “Messe de minuit“, Amsterdam, s. n., 1783, p. 108-111. une représentation du mystère de la Nativité “dans un village, à quelques lieues de la capitale”, au cours de laquelle “deux bergeres s’avancent pour chanter des cantiques” dont l’auteur moque les textes. À la fois témoin et acteur de ce type de cérémonie, le clerc de paroisse Pierre-Louis-Nicolas Delahaye la décrivit, sans ironie cette fois :

La cérémonie s’est parfaitement bien faite et dans un bon ordre. Lequeux et Félix Vincent, bergers les 3 anges et 4 bergers, savoir Geneviève Lefèvre, Geneviève Dubois, Marie Anne Lefèvre et Marguerite Porcq chantèrent alternativement le cantique : [“]quittez vos troupeaux et chantons l’heureuse naissance[“] au retour de l’Offrande. Après le Panis Angelicus, j’ai chanté seul pour ma partie et Lequeux et Félix Vincent pour la leur le cantique : [“]célébrons le roi de gloire etc…[“] On n’a pas été plus longtemps à l’Office que d’ordinaire16Jacques Bernet (éd.), Le Journal d’un maître d’école d’Île-de-France (1771-1792). Silly-en-Multien, de l’Ancien Régime à la Révolution, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 93-94..

Quatre autres cantiques sont dédiés à “la Croix du Sauveur”, à la “Disposition pour communier”, et à des paraphrases du Pater et de l’Ave Maria. Le dernier, dont il ne reste que le titre, est pour le moins intriguant puisque le manuscrit stipule qu’il se chantait “aux Elevation[s] au[x] messe[s] qui doi[ven]t etres chanté[e]s”, ce qui revenait à chanter en français à ce moment précis de la messe.

En définitive, ce processionnal révèle que les maîtres d’école pouvaient accéder à une relative diversité musicale, y compris dans des paroisses rurales aussi modestes que celle où Cassien Chamgarnier servit durant quelques mois avant de partir – en emportant son livre17Avant son intégration aux Archives départementales de la Côte-d’Or, le manuscrit était conservé dans les archives de la paroisse de Perrigny-lès-Dijon. Chamgarnier n’apparaissant pas dans les registres de celle-ci entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du siècle suivant, il est probablement impossible de préciser le devenir de son processionnal une fois celui-ci copié. ? – vers d’autres horizons.

(X. Bisaro, juin 2017)

Notes   [ + ]

1. Ce document est actuellement conservés aux Archives départementales de la Côté d'Or sous la cote 37 J 69/2.
2. Bessey-la-Cour devint Bessey-la-Fontaine sous la Terreur avant de reprendre son nom original ; Joseph Garnier, Nomenclature historique des communes, hameaux, écarts, lieux détruits, cours d'eau et montagnes du département de la Côte-d'Or, Dijon, Imprimerie Eugène Jobard, 1869, p. 78.
3. Sur ce prélat, cf. Charles Monternot, Yves-Alexandre de Marbeuf, ministre de la feuille des bénéfices, archevêque de Lyon (1734-1799), Lyon, H. Lardanchet, 1911.
4. La page de titre portait également le nom de Chamgarnier, mais celui-ci a été découpé.
5. Anatole de Charmasse, État de l'instruction primaire dans l'ancien diocèse d'Autun pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Honoré Champion, 1878, p. 105-106.
6. S'agit-il de Jean Chamgarnier décédé à l'âge de 80 ans le 13 février 1812 à Bessey-la-Cour. Toutefois, son épouse citée dans l'acte, Antoinette Larchée, ne correspond pas au nom de l'épouse du mariage contracté en 1751 (cf. infra) ; Archives départementales de la Côte-d'Or, 5 MI 7 R 27, vue 298.
7. Cette provenance est précisée dans l'acte de son mariage avec Marguerite Renier en 1751 ; 5 MI 7 R 26, vue 313. Les registres de la paroisse d'Écutigny étant perdus, il est presque impossible de retrouver la trace de cette famille plus en amont. Deux détails permettent néanmoins de confirmer son lien à ce village : plusieurs Chamgarnier y vivaient encore au commencement du XIXe siècle, et les deux saints patrons de cette paroisse étaient Sébastien et... Cassien.
8. Archives départementales de la Côte-d'Or, 5 MI 7 R 26, vues 342 et 392, et 2 E 405/002, vues 269 et 270. Étrangement, ce Cassien aîné signe trois actes dans les registres de Bessey-la-Cour en 1761 ; ibid., vues 344 et 345.
9. Archives départementales de la Côte-d'Or, 5 MI 7 R 26, vues 425 et 430.
10. Ibid., vue 449.
11. Ibid., vue 472. La signature de Cassien Chamgarnier est apposée dans les registres de cette nouvelle paroisse à partir du 3 janvier 1785 ; Archives départementales de Saône-et-Loire, Edep 5127-5128, vue 116. Le successeur de Cassien Chamgarnier à Bessey-la-Cour, Jean Renaud, n'apparaît que fugitivement dans les registres en 1785. Il faut attendre le mois de mai 1787 pour que l'activité stable d'un nouveau maître, Jean Sellenet, soit attestée.
12. Archives départementales de Saône-et-Loire, Edep 5128, vue 27.
13. Processionnal de Cassien Chamgarnier, p. 206-207.
14. Raymond Jonas, France and the Cult of the Sacred Heart. An Epic Tale for Modern Times, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 2000.
15. Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, "Messe de minuit", Amsterdam, s. n., 1783, p. 108-111.
16. Jacques Bernet (éd.), Le Journal d’un maître d’école d’Île-de-France (1771-1792). Silly-en-Multien, de l’Ancien Régime à la Révolution, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 93-94.
17. Avant son intégration aux Archives départementales de la Côte-d'Or, le manuscrit était conservé dans les archives de la paroisse de Perrigny-lès-Dijon. Chamgarnier n'apparaissant pas dans les registres de celle-ci entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du siècle suivant, il est probablement impossible de préciser le devenir de son processionnal une fois celui-ci copié.

 

Document conservé aux Archives départementales de la Côte-d’Or (cote 37 J 69/2) et reproduit avec l’aimable autorisation de leur conservateur.

Autour du sujet

Le Cahier de Louis-François Huet (1820)

Le Cahier de Jean-Baptiste Levasseur (1838)